Patrimoine historique et archéologique en péril en Kabylie : Vestiges berbères et romains cherchent protection à Azeffoun

Publié le par Lounis

«Parti d’Europe pour rencontrer un monde différent, Lévi-Strauss y est revenu avec, pour seul bagage, le désenchantement», écrivait le journaliste du Nouvel Observateur Jean-Paul Enthoven à propos du fondateur de l’anthropologie structurale, au lendemain de sa disparition fin 2009, à l’âge de 101 ans. Le sentiment de désenchantement n’envahit pas seulement les chercheurs en le patrimoine humain comme cet ethnologue et anthropologue français qui a assisté, la mort dans l’âme, à la longue agonie des dernières sociétés primitives indiennes, dans la dense forêt amazonienne. Il en est de même pour celui qui aura la curiosité de fouiller dans le passé archéologique d’Azeffoun, cité maritime située à 65 km au nord-est de la wilaya de Tizi Ouzou et à environ 175 km à l’est de la capitale Alger. La culture du «tout-béton» qui avance sur les terres agricoles comme les laves d’un volcan en permanente éruption, et la transformation des plages entières au sable doré en de vastes déserts de galets n’ont pas épargné les vestiges d’une civilisation millénaire dont il ne reste que des masses de pierres pour remonter la machine du temps. Les «Allées couvertes» du village d’Aït Rehouna, surplombant à 220 mètres d’altitude la grande bleue, illustrent l’état d’abandon auquel est réduite une partie du patrimoine matériel de l’Algérie. Ces monuments funéraires mégalithiques, qui datent d’environ 5 000 ans, selon des spécialistes en le domaine, ont subi un préjudice considérable durant ces dernières décennies à cause de l’urbanisation effrénée et anarchique qu’a connue, depuis l’indépendance, ce hameau de presque un millier d’habitants. En dévalant Tighilt (la cime) en direction du village voisin des Aït El-Hocine, il est quasi impossible de remarquer la présence de ces immenses nécropoles, uniques dans toute l’Afrique du Nord, à cause de la forte densité de la broussaille et des arbrisseaux. En dehors des huit Allées couvertes recensées à Aït Rehouna dans la daïra d’Azeffoun (Tizi Ouzou) et de six autres à Ibarissen, dans la commune de Toudja (Béjaïa), aucun monument funéraire du genre n’a été encore découvert par les chercheurs ailleurs, dans les autres régions du pays ou dans les pays voisins, la Tunisie et le Maroc. A Aït Rehouna, il existerait peut-être d’autres «tombes géantes» que la dense végétation couverait comme une mère protégeant son enfant du mauvais œil. Mais ce qui a été déjà découvert comme «tombes» se trouve dans un état de dégradation avancé à cause des tailleurs de pierres qui ont utilisé, pour leurs maisons, les dalles ayant servi de matière première pour la construction de ces nécropoles. Si les secousses telluriques ont contribué à la dégradation progressive du site, la main de l’homme a accéléré le processus de démantèlement. La vigilance de certains citoyens de la région n’a pas empêché l’implantation d’une carrière d’agrégats qui a provoqué, à son tour, un énième glissement du sol, engloutissant des parties importantes de ces «Allées couvertes» et ce qu’elles auraient contenu comme des fragments d’ossements humains, à côté desquels étaient enterrés différents outils artisanaux (vases, verres, assiettes et toutes sortes d’ustensiles de cuisine fabriqués à base d’argile), des bijoux et autres objets en métal. L’usage de la dynamite, dans une carrière qui était exploitée en 2006 pour la réalisation des travaux des deux ports d’Azeffoun et de Tigzirt, a failli réduire le site en une montagne rocheuse quelconque. Le peu d’objets et d’ossements récupérés en 1967, par un pharmacien français, Claude Missou, propriétaire d’une pharmacie à Tizi Ouzou, ont été égarés à cause de la négligence des responsables concernés de l’époque, auxquels il avait remis même une copie des résultats écrits de ses recherches sur sur les lieux. En 1985, la tentative de
certains villageois de protéger le site, en clôturant ces Allées avec l’aide de la mairie d’Azeffoun, a lamentablement échoué. Depuis, le pillage de pierres taillées auquel se sont livrés certains villageois pour décorer les façades de leurs nouvelles bâtisses ou pour leur commercialisation n’a pas cessé, suscitant encore une fois l’ire de la nouvelle génération de jeunes qui se sont constitués en 1993 en association culturelle pour défendre ce qu’ils considèrent comme un patrimoine commun de tous les citoyens d’Azeffoun et comme une véritable source de développement touristique dans cette région côtière où l’agriculture n’est pas le meilleur moyen de répondre aux besoins socioéconomiques d’une population en perpétuelle quête d’autres sources de survie, en dehors de la pêche, des services et du commerce. Le secteur hôtelier n’attirant la clientèle que lorsque la mer accepte d’accueillir ces milliers d’estivants le temps d’un été où le tourisme culturel ne trouve pas encore ses adeptes en Algérie. En dehors des études effectuées donc par un chercheur français, Gabriel Camps, qui travaillait pour le compte du CNRS en 1954, aucune étude sérieuse n’a été menée, notamment après l’indépendance de l’Algérie. Aux yeux de la population locale qui a pris conscience de l’importance de la préservation de ces «Allées couvertes», il est inadmissible que les institutions universitaires, culturelles et administratives, censées protéger et étudier ce que recèlent ces monuments, n’assument pas leur rôle. Une raison de plus pour laquelle de jeunes universitaires, membres de
l’association culturelle Ivahriyen, ont décidé de saisir la Direction de la culture de la wilaya de Tizi Ouzou qui a fini par élaborer en 2009 un dossier complet proposant au ministère de tutelle le classement du site archéologique d’Aït Rehouna en tant que patrimoine national protégé. Rencontré au gré du hasard au niveau du musée national du Bardo, à Alger, l’un des anthropologues affectés pour la confection du dossier du classement du site, Smail Idir (chercheur protohistoire au Centre national de recherches préhistoriques anthropologiques et historiques d’Alger), a déclaré que le projet est en bonne voie au niveau du ministère de la Culture. Le dossier en question prévoyait la clôture et la protection d’une superficie équivalente à plus de 383 hectares. Un plan délimitant et recensant l’endroit où se trouvent les huit tombes, découvertes jusqu’à ce jour, a été réalisé pour empêcher toute nouvelle construction à l’intérieur du site. Mais depuis un an, aucune nouvelle sur l’avancée de l’étude de ce dossier n’est encore parvenue aux habitants du village. Les deux agents affectés par l’antenne archéologique régionale de Tigzirt ne peuvent en aucun cas assurer pleinement leur tâche de surveiller et débroussailler à proximité et autour de ces tombes, difficiles à retrouver au milieu d’une végétation très dense. Comme le souligne encore Jean-Paul Enthoven, dans le même article, «Levi Strauss a erré à la recherche d’un monde que nous avons perdu», en faisant allusion aux civilisations qui ont peuplé le continent sud-américain avant l’arrivée des conquistadors au début de la seconde moitié du premier millénaire. Pour le site d’Aït Rehouna, toute perte de temps risque de faire perdre aux futures générations les empreintes d’une communauté berbère qui n’avait pas attendu l’arrivée des envahisseurs pour accéder à la civilisation.

                                      Par Lyes Menacer; La Tribune Edition du 30 septembre 2010 

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